À cette intimidante question, il serait possible de répondre une première chose assez simple, pour distinguer le philosophe de la figure de l’intellectuel (pour moi ce second terme n’a rien de péjoratif) : le philosophe est celui qui produit des concepts philosophiques. Comme l’amandier donne des amandes, la vigne du raisin, l’olivier des olives et de l’huile… le philosophe donne des concepts qui n’existaient pas avant lui : Socrate donne la maïeutique, Aristote la catharsis, Marx la lutte des classes, Bergson la conscience intime du temps, René Girard la théorie mimétique… Toutes les autres caractéristiques (reconnaissance sociale, célébrité, influence politique…) sont totalement accessoires par rapport à cette fonction première : l’idée produite, l’arbre à ses fruits. Relisons les fermes propos d’Epictète, 100 ans avant J.C., qui exprime cela au travers d’une métaphore pastorale : « Ne te dis jamais philosophe, ne parle pas abondamment, devant les profanes, des principes de la philosophie; mais agis selon ces principes. Par exemple, dans un banquet, ne dis pas comment il faut manger, mais mange comme il faut. Souviens-toi en effet que Socrate était à ce point dépouillé de pédantisme que, si des gens venaient à lui pour qu’il les présente à des philosophes, il les conduisait lui-même tant il acceptait d’être dédaigné. Et si, dans une réunion de profanes, la conversation tombe sur quelque principe philosophique, garde le silence tant que tu le peux; car le risque est grand que tu ne recraches trop vite ce que tu n’as pas digéré. Alors si quelqu’un te dit que tu es un ignorant et que tu n’en es pas meurtri, sache que tu commences à être philosophe. Car ce n’est pas en donnant de l’herbe aux bergers que les brebis montrent qu’elles ont bien mangé, mais en digérant leur nourriture au-dedans et en fournissant au-dehors de la laine et du lait. Toi non plus donc, ne montre pas aux gens les principes de la philosophie, mais digère-les et montre les œuvres qu’ils produisent ». Au passage Épictète épingle ceux qui seraient un peu trop empressés à se faire appeler philosophes, par vanité intellectuelle, pour le prestige que cela ferait rejaillir sur eux. Les plateaux de télé sont peuplés de ce type de profils.
Mais je voudrais proposer une seconde manière de répondre, qui, tout en reconnaissant la grandeur des vrais philosophes, la replongerait dans un bain plus large. Peut-être faudrait-il plutôt poser la question ainsi : Qu’est-ce que philosopher ? Et ici on quitte le domaine des auteurs, pour pénétrer dans celui, encore plus passionnant, de l’activité de penser, qui en soi est une joie, et n’est réservée à personne. Je convoque ici Emmanuel Kant et le début lumineux d’un de ses textes les plus connus : « Les «Lumières» se définissent comme la sortie de l’homme hors de l’état de tutelle dont il est lui-même responsable. L’état de tutelle est l’incapacité de se servir de son entendement sans être dirigé par un autre. Elle est due à notre propre faute lorsqu’elle résulte non pas d’une insuffisance de l’entendement, mais d’un manque de résolution et de courage pour s’en servir sans être dirigé par un autre. Sapere aude ! Aie le courage de te servir de ton propre entendement ! Telle est la devise des Lumières. »
Peu importe donc le philosophe, tant qu’on a l’idée. Est philosophe celui -non qui aime se faire appeler ainsi- mais qui aime la philosophie : la lire, la méditer, la créer.
_
_
mardi 25 juin 2019
_
_
_