Les premiers pas du raisonnement

Dans la première partie de son Discours de la méthode, Descartes explique comment, dans ses premières années de jeunesse et d’étude, il cherchait la vérité chez les grands philosophes, dont l’intelligence et la renommée ne pouvaient qu’inspirer la confiance. Mais il trouva entre eux, aussi doctes les uns que les autres, un tel nombre de contradictions qu’il se dit : c’est donc dans le monde, et non dans les livres, que je dois aller chercher la vérité. Mais son expérience sur les routes du monde, à la rencontre des hommes impliqués directement dans les sujets qu’il méditait, le laissa dans la même situation que celle qu’il avait connue dans ses lectures : autant de contradictions et d’opinions divergentes. C’est alors qu’il comprit qu’il devait chercher la vérité non plus dans les livres ni dans le monde, mais en lui-même.

Il ne s’agissait pas pour autant de disqualifier totalement livres et expériences, mais celles-ci et ceux-là changeaient de statut. Auparavant, Descartes espérait y trouver une ou des vérités toutes rondes, prêtes à être emportées, copiées, collées : Aristote, donne-moi la vérité sur la médecine ; médecin, donne-moi la vérité sur la médecine. Bien qu’il s’agitât, le sujet pensant n’était pas encore né. Il recueillait, compilait, citait, dans une paradoxale passivité, un peu à l’image d’un collectionneur.

Le moment où le sujet pensant naît, c’est le moment où il se demande (où il ose se demander, préciserait Kant) : et moi, qu’est-ce que j’en pense ?

Il a toujours besoin des livres, des témoignages, mais ceux-ci sont devenus -depuis cette naissance- du matériau, des informations, dont il va pouvoir se servir pour raisonner.

Ce chemin qui commence se déroule à l’intérieur. C’est la différence qu’il y a entre citer et penser : celui qui cite, même avec érudition et talent, est comme absent de ce qu’il dit, alors que celui qui pense est présent dans ses propres paroles : quand il livre ses pensées, on sent ce chemin qu’il a parcouru seul et qui témoigne, non pas tant de la justesse de ses opinions (parce qu’il peut, lui aussi, se tromper) que de leur authenticité, mieux : de la vie de son esprit.

Raisonner, produire un raisonnement, ce n’est donc pas additionner des informations, des connaissances, ni répéter ce qu’Untel grand philosophe, ou Untel expert de terrain a dit, c’est utiliser les informations, les connaissances, les « données » dit-on aujourd’hui – ainsi que les concepts des philosophes et les avis des experts si l’on veut pour en faire quelque chose, pour commencer à se forger une opinion personnelle, que l’on affinera avec le temps et la réflexion : c’est un chemin qu’on doit faire avec son bâton, ses meilleures chaussures, et un bon sac…

Un chemin que personne ne peut faire à votre place – parce que si c’est le cas c’est que vous n’avez pas vraiment réfléchi au sujet. Tel un perroquet, vous répétez ce que quelqu’un a pensé pour vous (si vous répétez une chose que vous avez lue ou entendue et qu’en y réfléchissant, vous êtes entré en accord, cela ne s’appelle plus répéter, mais adhérer).

Se pose enfin la question du nombre de connaissances nécessaires à la production d’un raisonnement pertinent – question délicate dans la mesure où l’on rencontre des érudits ou des gens très cultivés raisonner aussi faux que la Castafiore chante et, à l’inverse, des gens avec peu de connaissances raisonner avec un bon sens remarquable. Impossible pour autant de disqualifier l’imprégnation dans un sujet par le nombre d’éléments que l’on en connaît… Je propose donc de résoudre l’équation ainsi : si le nombre de connaissances que l’on a dans un sujet ne garantit pas qu’on y raisonne bien, cela en augmente la probabilité. Il faut des informations, plutôt plus que moins, mais ce qui compte avant tout c’est de relier les points, de faire tourner les rouages encore invisibles.

Comme le célèbre détective Poirot le répondait à la police lui demandant ce dont il avait besoin pour résoudre une enquête fort difficile : « Un bon fauteuil – et mes petites cellules grises ». Quant à Descartes, on dit qu’il réfléchissait allongé sur son lit, en observant les fissures de son plafond. Chacun son style.

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mardi 27 décembre 2016

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