Une fable sur le « pouvoir » des fables

Dans cette mise en abyme, La Fontaine nous montre à quel point le recours aux histoires les plus simples, les plus enfantines même, peut être un puissant levier explicatif -ou argumentatif. La leçon mérite d’être retenue (et utilisée)…

(extrait)
Dans Athènes autrefois, peuple vain et léger,
Un orateur, voyant sa patrie en danger,
Courut à la tribune ; et d’un art tyrannique,
Voulant forcer les cœurs dans une république,
Il parla fortement sur le commun salut.
On ne l’écoutait pas. L’orateur recourut
A ces figures violentes
Qui savent exciter les âmes les plus lentes ;
Il fit parler les morts, tonna, dit ce qu’il put.
Le vent emporta tout, personne ne s’émut ;
L’animal aux têtes frivoles,
Étant fait à ces traits, ne daignait l’écouter ;
Tous regardaient ailleurs ; il en vit s’arrêter
A des combats d’enfants, et point à ses paroles.
Que fit le harangueur ? Il prit un autre tour.
 » Cérès, commença-t-il, faisait voyage un jour
Avec l’anguille et l’hirondelle ;
Un fleuve les arrête ; et l’anguille en nageant,
Comme l’hirondelle en volant,
Le traversa bientôt.  » L’assemblée à l’instant
Cria tout d’une voix :  » et Cérès, que fit-elle ?Ce qu’elle fit ? Un prompt courroux
L’anima d’abord contre vous.
Quoi ? de contes d’enfants son peuple s’embarrasse !
Et du péril qui le menace
Lui seul entre les Grecs il néglige l’effet !
Que ne demandez-vous ce que Philippe fait ? « 
A ce reproche l’assemblée,
Par l’apologue réveillée,
Se donne entière à l’orateur :
Un trait de fable en eut l’honneur.

Nous sommes tous d’Athènes en ce point ; et moi-même,
Au moment que je fais cette moralité,
Si Peau d’âne m’était conté,
J’y prendrais un plaisir extrême.
Le monde est vieux, dit-on : je le crois ; cependant
Il le faut amuser encor comme un enfant.

La Fontaine, Fables, 1668

mardi 26 mars 2024

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