Philosophie : 15 textes pour s’entraîner à l’explication au bac

Dégagez la thèse de chacun de ces textes philosophiques (et le raisonnement de son auteur pour la soutenir)…

La vraie philosophie de l’Histoire revient à voir que sous tous ces changements infinis, et au milieu de tout ce chaos, on n’a jamais devant soi que le même être, identique et immuable, occupé aujourd’hui des mêmes intrigues qu’hier et que de tout temps : elle doit donc reconnaître le fond identique de tous ces faits anciens ou modernes, survenus en Orient comme en Occident ; elle doit découvrir partout la même humanité, en dépit de la diversité des circonstances, des costumes et des mœurs. Cet élément identique, et qui persiste à travers tous les changements, est fourni par les qualités premières du cœur et de l’esprit humains – beaucoup de mauvaises et peu de bonnes. La devise générale de l’Histoire devrait être : Eadem, sed aliter [les mêmes choses, mais d’une autre manière]. Celui qui a lu Hérodote1 a étudié assez l’histoire pour en faire la philosophie ; car il y trouve déjà tout ce qui constitue l’histoire postérieure du monde : agitations, actions, souffrances et destinée de la race humaine, telles qu’elles ressortent des qualités en question et du sort de toute vie sur terre.

Schopenhauer

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Nous ne nous tenons jamais au temps présent. Nous anticipons l’avenir comme trop lent à venir, comme pour hâter son cours ; ou nous rappelons le passé, pour l’arrêter comme trop prompt : si imprudents, que nous errons dans les temps qui ne sont pas nôtres, et ne pensons point au seul qui nous appartient ; et si vains, que nous songeons à ceux qui ne sont plus rien, et échappons sans réflexion le seul qui subsiste. C’est que le présent, d’ordinaire, nous blesse. Nous le cachons à notre vue, parce qu’il nous afflige ; et s’il nous est agréable, nous regrettons de le voir échapper. Nous tâchons de le soutenir par l’avenir, et pensons à disposer les choses qui ne sont pas en notre puissance, pour un temps où nous n’avons aucune assurance d’arriver.

Que chacun examine ses pensées, il les trouvera toutes occupées au passé et à l’avenir. Nous ne pensons presque point au présent ; et, si nous y pensons, ce n’est que pour en prendre la lumière pour disposer de l’avenir. Le présent n’est jamais notre fin : le passé et le présent sont nos moyens ; le seul avenir est notre fin. Ainsi nous ne vivons jamais, mais nous espérons de vivre ; et, nous disposant toujours à être heureux, il est inévitable que nous ne le soyons jamais.

PASCAL

Pensées n° 172 / Lafuma 47

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Les trois textes décrivent la même « épreuve morale » :

1915, Sigmund Freud : Considérations actuelles sur la guerre et sur la mort (Zeitgemäßes über Krieg und Tod)

deuxième partie Notre attitude à l’égard de la mort.

Dans le Père Goriot, Balzac cite un passage de Rousseau, dans lequel celui-ci demande au lecteur ce qu’il ferait si, sans quitter Paris et, naturellement, avec la certitude de ne pas être découvert, il pouvait, par un simple acte de volonté, tuer un vieux mandarin habitant Pékin et dont le mort lui procurerait un grand avantage. Il laisse deviner qu’il ne donnerait pas bien cher pour la vie de ce dignitaire. « Tuer le mandarin » est devenu alors une expression proverbiale de cette disposition secrète, inhérente même aux hommes de nos jours.

(traduction de l’allemand par le Dr S. Jankélévitch revue par l’auteur)

1835, Honoré de Balzac : roman Le Père Goriot — dialogue entre Rastignac et Bianchon.

– […] As-tu lu Rousseau ?

– Oui.

– Te souviens-tu de ce passage où il demande à son lecteur ce qu’il ferait au cas où il pourrait s’enrichir en tuant à la Chine par sa seule volonté un vieux mandarin, sans bouger de Paris.

– Oui.

– Eh bien ?

– Bah ! J’en suis à mon trente-troisième mandarin.

– Ne plaisante pas. Allons, s’il t’était prouvé que la chose est possible et qu’il te suffit d’un signe de tête, le ferais-tu ?

– Est-il bien vieux, le mandarin ? Mais, bah ! jeune ou vieux paralytique ou bien portant, ma foi… Diantre ! Eh bien, non.

– Tu es un brave garçon, Bianchon. Mais si tu aimais une femme à te mettre pour elle l’âme à l’envers, et qu’il lui fallût de l’argent, beaucoup d’argent pour sa toilette, pour sa voiture, pour toutes ses fantaisies enfin ?

– Mais tu m’ôtes la raison, et tu veux que je raisonne.

– Eh bien ! Bianchon, je suis fou, guéris-moi. J’ai deux sœurs qui sont des anges de beauté, de candeur, et je veux qu’elle soient heureuses. Où prendre deux cent mille francs pour leur dot d’ici à cinq ans ? Il est, vois-tu, des circonstances dans la vie où il faut jouer gros jeu et ne pas user son bonheur à gagner des sous.

– Mais tu poses la question qui se trouve à l’entrée de la vie pour tout le monde, et tu veux couper le nœud gordien avec l’épée. Pour agir ainsi, mon cher, il faut être Alexandre, sinon l’on va au bagne. Moi, je suis heureux de la petite existence que je me créerai en province, où je succéderai tout bêtement à mon père. Les affections de l’homme se satisfont dans le plus petit cercle aussi pleinement que dans une immense circonférence. Napoléon ne dînait pas deux fois, et ne pouvait pas avoir plus de maîtresses qu’en prend un étudiant en médecine quand il est interne aux Capucins. Notre bonheur, mon cher, tiendra toujours entre la plante de nos pieds et notre occiput ; et, qu’il coûte un million par an ou cent louis, la perception intrinsèque en est la même au-dedans de nous. Je conclus à la vie du Chinois.

[…]

– Nous avons donc tué le mandarin ? lui dit un jour Bianchon en sortant de table.

– Pas encore, répondit-il, mais il râle.

Mais il semblerait qu’en fait Balzac se soit trompé d’auteur, et que ce ne soit pas de Rousseau mais de Chateaubriand qu’il tire cette idée :

1802, François-René de Chateaubriand : essai Génie du christianisme

première partie (Dogmes et doctrine), livre sixième (Immortalité de l’âme prouvée par la morale et le sentiment), chapitre 2 (Du Remords et de la Conscience).

O conscience ! ne serais-tu qu’un fantôme de l’imagination, ou la peur des châtiments des hommes ? Je m’interroge ; je me fais cette question : « Si tu pouvais par un seul désir tuer un homme à la Chine et hériter de sa fortune en Europe, avec la conviction surnaturelle qu’on n’en saurait jamais rien, consentirais-tu à former ce désir ? » J’ai beau m’exagérer mon indigence ; j’ai beau vouloir atténuer cet homicide en supposant que par mon souhait le Chinois meurt tout à coup sans douleur, qu’il n’a point d’héritier, que même à sa mort ses biens seront perdus pour l’État ; j’ai beau me figurer cet étranger comme accablé de maladies et de chagrins ; j’ai beau me dire que la mort est un bien pour lui, qu’il l’appelle lui-même, qu’il n’a plus qu’un instant à vivre : malgré mes vains subterfuges, j’entends au fond de mon cœur une voix qui crie si fortement contre la seule pensée d’une telle supposition, que je ne puis douter un instant de la réalité de la conscience.

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Tout homme a une conscience et se trouve observé, menacé et surtout tenu en respect par un juge intérieur, et cette puissance qui veille en lui sur les lois n’est pas quelque chose qu’il se forge à lui-même arbitrairement, mais elle est inhérente à son être. Sa conscience le suit comme son ombre lorsqu’il pense lui échapper.

Il peut bien s’étourdir ou s’endormir par des plaisirs et des distractions, mais il ne saurait éviter de revenir à lui ou de se réveiller de temps en temps dès lors qu’il en perçoit la voix terrible. Il peut arriver à l’homme de tomber dans l’extrême abjection où il ne se soucie plus de cette voix, mais il ne peut pourtant éviter de l’entendre.

Kant

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Je me servirai ici d’un exemple fort familier pour lui faire ici entendre la conduite de mon procédé, afin que désormais il ne l’ignore plus, ou qu’il n’ose plus feindre qu’il ne l’entend pas. Si d’aventure il avait une corbeille pleine de pommes, et qu’il appréhendât que quelques unes ne fussent pourries, et qu’il voulût les ôter de peur qu’elles ne corrompissent le reste, comment s’y prendrait-il pour le faire ? Ne commencerait-il pas tout d’abord à vider sa corbeille ; et après cela, regardant toutes ces pommes les unes après les autres, ne choisirait-il pas celles-là seules qu’il verrait n’être point gâtées, et, laissant là les autres, ne les remettrait-il pas dedans son panier. Tout de même aussi, ceux qui n’ont jamais bien philosophé ont diverses opinions en leur esprit qu’ils ont commencé à y amasser dès leur bas âge, et, appréhendant avec raison que la plupart ne soit pas vraies, ils tâchent de les séparer d’avec les autres, de peur que leur mélange ne les rende toutes incertaines. Et pour ne se point tromper , ils ne sauraient mieux faire que de les rejeter une fois toutes ensemble, ni plus ni moins que si elles étaient toutes fausses et incertaines ; puis les examinant par ordre les unes après les autres, reprendre celles-là seules qu’ils reconnaîtront être vraies et indubitables. C’est pourquoi je n’ai pas mal fait au commencement de rejeter tout ; puis considérant que je ne connaissais rien plus certainement ni plus évidemment sinon que moi, qui pensait, étais quelque chose, je n’ai pas eu aussi mauvaise raison d’établir cela comme le premier fondement de toute ma connaissance ; et enfin je n’ai pas aussi mal fait de demander après cela ce que j’avais cru autrefois que j’étais, non pas afin que je crusse encore de moi toutes les mêmes choses, mais afin de reprendre celles que je reconnaîtrais être vraies, de rejeter celles que je trouverais être fausses , et de remettre à examiner à un autre temps celles qui me sembleraient douteuses.

René Descartes, Le panier de pommes

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« Le plus noble et le plus beau nous fut arraché par l’histoire : les passions humaines l’ont ruiné. Tout semble voué à la disparition, rien ne demeure. Tous les voyageurs ont éprouvé cette mélancolie. Qui a vu les ruines de Carthage, de Palmyre, Persépolis, Rome sans réfléchir sur la caducité des empires et des hommes, sans porter le deuil de cette vie passée puissante et riche ? Ce n’est pas, comme devant la tombe des êtres qui nous furent chers, un deuil qui s’attarde aux pertes personnelles et à la caducité des fins particulières : c’est le deuil désintéressé de la ruine d’une vie humaine brillante et civilisée.

Cependant à cette catégorie du changement se rattache aussitôt à un autre aspect : de la mort renaît une vie nouvelle. […]Ainsi l’Esprit affirme-t-il ses forces dans toutes les directions. Nous apprenons quelles sont celles-ci par la multiplicité des productions et des créations de l’Esprit. Dans la jouissance de son activité il n’a affaire qu’à lui-même. Il est vrai que lié aux conditions naturelles intérieures et extérieures, il y rencontre non seulement des obstacles et de la résistance, mais voit souvent ses efforts échouer. Il est alors déchu dans sa mission en tant qu’être spirituel dont la fin est sa propre activité et non son œuvre, et cependant il montre encore qu’il a été capable d’une telle activité.

Après ces troublantes considérations, on se demande quelle est la fin de toutes ces réalités individuelles. Elles ne s’épuisent pas dans leurs buts particuliers. Tout doit contribuer à une œuvre. A la base de cet immense sacrifice de l’Esprit doit se trouver une fin ultime. La question est de savoir si, sous le tumulte qui règne à la surface, ne s’accomplit pas une œuvre silencieuse et secrète dans laquelle sera conservée toute la force des phénomènes. Ce qui nous gêne, c’est la grande variété, le contraste de ce contenu. Nous voyons des choses opposées être vénérées comme sacrées et prétendre représenter l’intérêt de l’époque et des peuples. Ainsi naît le besoin de trouver dans l’Idée la justification d’un tel déclin. Cette considération nous conduit à la troisième catégorie, à la recherche d’une fin en soi et pour soi ultime. C’est la catégorie de la Raison elle-même, elle existe dans la conscience comme foi en la toute-puissance de la Raison sur le monde. La preuve sera fournie par l’étude de l’histoire elle-même. Car celle-ci n’est que l’image et l’acte de la Raison ».

Friedrich Hegel

La Raison dans l’histoire (1830), traduction K. Papaioannou, Plon 1965, 10/18, pp 54-56

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QU’EST-CE QUE LES LUMIÈRES ? Emmanuel KANT

Les lumières sont ce qui fait sortir l’homme de la minorité qu’il doit s’imputer à lui-même. La minorité consiste dans l’incapacité où il est de se servir de son intelligence sans être dirigé par autrui. Il doit s’imputer à lui-même cette minorité, quand elle n’a pas pour cause le manque d’intelligence, mais l’absence de la résolution et du courage nécessaires pour user de son esprit sans être guidé par un autre. Sapere aude, aie le courage de te servir de ta propre intelligence ! voilà donc la devise des lumières.

La paresse et la lâcheté sont les causes qui font qu’une si grande partie des hommes, après avoir été depuis longtemps affranchis par la nature de toute direction étrangère (naturaliter majorennes), restent volontiers mineurs toute leur vie, et qu’il est si facile aux autres de s’ériger en tuteurs. Il est si commode d’être mineur ! J’ai un livre qui a de l’esprit pour moi, un directeur qui a de la conscience pour moi, un médecin qui juge pour moi du régime qui me convient, etc. ; pourquoi me donnerais-je de la peine ? Je n’ai pas besoin de penser, pourvu que je puisse payer ; d’autres se chargeront pour moi de cette ennuyeuse occupation. Que la plus grande partie des hommes (et avec eux le beau sexe tout entier) tiennent pour difficile, même pour très dangereux, le passage de la minorité à la majorité ; c’est à quoi visent avant tout ces tuteurs qui se sont chargés avec tant de bonté de la haute surveillance de leurs semblables. Après les avoir d’abord abêtis en les traitant comme des animaux domestiques, et avoir pris toutes leurs précautions pour que ces paisibles créatures ne puissent tenter un seul pas hors de la charrette où ils les tiennent enfermés, ils leur montrent ensuite le danger qui les menace, s’ils essayent de marcher seuls. Or ce danger n’est pas sans doute aussi grand qu’ils veulent bien le dire, car, au prix de quelques chutes, on finirait bien par apprendre à marcher ; mais un exemple de ce genre rend timide et dégoûte ordinairement de toute tentative ultérieure.

Il est donc difficile pour chaque individu en particulier de travailler à sortir de la minorité qui lui est presque devenue une seconde nature. Il en est même arrivé à l’aimer, et provisoirement il est tout à fait incapable de se servir de sa propre intelligence, parce qu’on ne lui permet jamais d’en faire l’essai. Les règles et les formules, ces instruments mécaniques de l’usage rationnel, ou plutôt de l’abus de nos facultés naturelles, sont les fers qui nous retiennent dans une éternelle minorité. Qui parviendrait à s’en débarrasser, ne franchirait encore que d’un saut mal assuré les fossés les plus étroits, car il n’est pas accoutumé à d’aussi libres mouvementé. Aussi n’arrive-t-il qu’à bien peu d’hommes de s’affranchir de leur minorité par le travail de leur propre esprit, pour marcher ensuite d’un pas sûr.

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II est encore une autre cause de désillusion. Au cours des dernières générations, l’humanité a fait accomplir des progrès extraordinaires aux sciences physiques et naturelles, et à leurs applications techniques : elle a assuré sa domination sur la nature d’une manière jusqu’ici inconcevable. Les caractères de ces progrès sont si connus que l’énumération en est superflue. Or les hommes sont fiers de ces conquêtes, et à bon droit. Ils croient toutefois constater que cette récente maîtrise de l’espace et du temps, cet asservissement des forces de la nature, cette réalisation d’aspirations millénaires, n’ont aucunement élevé la somme de jouissance qu’ils attendent de la vie. Ils n ‘ont pas le sentiment d’être pour cela devenus plus heureux. On devrait se contenter de conclure que la domination de la nature n ‘est pas la seule condition du bonheur, pas plus qu’elle n ‘est le but unique de l’œuvre civilisatrice, et non que les progrès de la technique soient dénués de valeur pour « l’économie » de notre bonheur.

FREUD, Malaise dans la civilisation

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Hans Jonas : la toute-puissance de la technologie requiert une nouvelle éthique.

Critique et temporalisation de l’impératif kantien2

Un impératif adapté au nouveau type de l’agir humain et qui s’adresse au nouveau type de sujets de l’agir s’énoncerait à peu près ainsi : « Agis de façon que les effets de ton action soient compatibles avec la Permanence d’une vie authentiquement humaine sur terre » ; ou pour l’exprimer négativement : « Agis de façon que les effets de ton action ne soient pas destructeurs pour la possibilité future d’une telle vie »; ou simplement : « Ne compromets pas les conditions pour la survie indéfinie de l’humanité sur terre » ; ou encore, formulé de nouveau positivement : « Inclus dans ton choix actuel l’intégrité future de l’homme comme objet secondaire de ton vouloir ».

On voit sans peine que l’atteinte portée à ce type d’impératif n’inclut aucune contradiction d’ordre rationnel. Je peux vouloir le bien actuel en sacrifiant le bien futur. De même que je peux vouloir ma propre disparition, je peux aussi vouloir la disparition de l’humanité. Sans me contredire moi-même je peux, dans mon cas personnel comme dans celui de l’humanité, préférer un bref feu d’artifice d’extrême accomplissement de soi-même à l’ennui d’une continuation indéfinie dans la médiocrité.

Or le nouvel impératif affirme précisément que nous avons bien le droit de risquer notre propre vie, mais non celle de l’humanité ; et qu’Achille avait certes le droit de choisir pour lui-même une vie brève, faire d’exploits glorieux, plutôt qu’une longue vie de sécurité sans gloire (sous la présupposition tacite qu’il y aurait une postérité qui saura raconter ses exploits), mais que nous n’avons pas le droit de choisir le non-être des générations futures à cause de l’être de la génération actuelle et que nous n’avons même pas le droit de le risquer. Ce n’est pas du tout facile, et peut-être impossible sans recours à la religion, de légitimer en théorie pourquoi nous n’avons pas ce droit, pourquoi au contraire nous avons une obligation à l’égard de ce qui n’existe même pas encore et ce qui « de soi » ne doit pas non plus être, ce qui du moins n’a pas droit à l’existence, puisque cela n’existe pas. Notre impératif le prend d’abord comme un axiome sans justification.

D’autre part il est manifeste que le nouvel impératif s’adresse beaucoup plus à la politique publique qu’à la conduite privée, cette dernière n’étant pas la dimension causale à laquelle il peut s’appliquer. L’impératif catégorique de Kant s’adressait à l’individu et son critère était instantané.

JONAS, Le principe responsabilité, Transformation de l’agir, trad. J. Greisch, Ed. Flammarion

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Chaque degré de bonne fortune qui nous élève dans le monde nous éloigne davantage de la vérité, parce qu’on appréhende plus de blesser ceux dont l’affection est plus utile et l’aversion plus dangereuse. Un prince sera la fable de toute l’Europe, et lui seul n’en saura rien. Je ne m’en étonne pas : dire la vérité est utile à celui à qui on la dit, mais désavantageux à ceux qui la disent, parce qu’ils se font haïr. Or, ceux qui vivent avec les princes aiment mieux leurs intérêts que celui du prince qu’ils servent ; et ainsi, ils n’ont garde de lui procurer un avantage en se nuisant à eux-mêmes.

Ce malheur est sans doute plus grand et plus ordinaire dans les plus grandes fortunes ; mais les moindres n’en sont pas exemptes, parce qu’il y a toujours quelque intérêt à se faire aimer des hommes. Ainsi la vie humaine n’est qu’une illusion perpétuelle ; on ne fait que s’entre-tromper et s’entre-flatter. Personne ne parle de nous en notre présence comme il en parle en notre absence. L’union qui est entre les hommes n’est fondée que sur cette mutuelle tromperie; et peu d’amitiés subsisteraient, si chacun savait ce que son ami dit de lui lorsqu’il n’y est pas, quoiqu’il en parle alors sincèrement et sans passion.

L’homme n’est donc que déguisement, que mensonge et hypocrisie, et en soi même et à l’égard des autres. Il ne veut donc pas qu’on lui dise la vérité. Il évite de la dire aux autres ; et toutes ces dispositions, si éloignées de la justice et de la raison, ont une racine naturelle dans son cœur.

Pascal, Pensées

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Il est inconcevable à quel point l’homme est naturellement paresseux. On dirait qu’il ne vit que pour dormir, végéter, rester immobile ; à peine peut-il se résoudre à se donner les mouvements nécessaires pour s’empêcher de mourir de faim. Rien ne maintient tant les sauvages dans l’amour de leur état que cette délicieuse indolence. Les passions qui rendent l’homme inquiet, prévoyant, actif, ne naissent que dans la société. Ne rien faire est la première et la plus forte passion de l’homme après celle de se conserver. Si l’on y regardait bien, l’on verrait que, même parmi nous, c’est pour parvenir au repos que chacun travaille : c’est encore la paresse qui nous rend laborieux.

Rousseau, Essai sur l’origine des langues.

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Schopenhauer – Opinion commune et paresse intellectuelle

Ce que l’on appelle l’opinion commune est, à y bien regarder, l’opinion de deux ou trois personnes ; et nous pourrions nous en convaincre si seulement nous observions comment naît une telle opinion. Nous verrions alors que ce sont deux ou trois personnes qui l’ont admise ou avancée ou affirmée, et qu’on a eu la bienveillance de croire qu’elles l’avaient examinée à fond; préjugeant de la compétence suffisante de celles-ci, quelques autres se sont mises également à adopter cette opinion ; à leur tour, un grand nombre de personnes se sont fiées à ces dernières, leur paresse les incitant à croire d’emblée les choses plutôt que de se donner le mal de les examiner. Ainsi s’est accru de jour en jour le nombre de ces adeptes paresseux et crédules ; car une fois que l’opinion eut pour elle un bon nombre de voix, les suivants ont pensé qu’elle n’avait pu les obtenir que grâce à la justesse de ses fondements. Les autres sont alors contraints de reconnaître ce qui était communément admis pour ne pas être considérés comme des esprits inquiets s’insurgeant contre des opinions universellement admises ou comme des impertinents se croyant plus malins que tout le monde. Adhérer devint alors un devoir. Désormais, le petit nombre de ceux qui sont capables de juger est obligé de se taire ; et ceux qui ont le droit de parler sont ceux qui sont absolument incapables de se forger une opinion et un jugement à eux, et qui ne sont donc que l’écho de l’opinion d’autrui. Ils en sont cependant des défenseurs d’autant plus ardents et plus intolérants. Car ce qu’ils détestent chez celui qui pense autrement, ce n’est pas tant l’opinion différente qu’il prône que l’outrecuidance qu’il y a à vouloir juger par soi-même — ce qu’ils ne font bien sûr jamais eux-mêmes, et dont ils ont conscience dans leur for intérieur. Bref, très peu de gens savent réfléchir, mais tous veulent avoir des opinions ; que leur reste-t-il d’autre que de les adopter telles que les autres les leur proposent au lieu de se les forger eux-mêmes? Puisqu’il en est ainsi, que vaut l’opinion de cent millions d’hommes? Autant que, par exemple, un fait historique attesté par cent historiens quand on prouve ensuite qu’ils ont tous copié les uns sur les autres et qu’il apparaît ainsi que tout repose sur les dires d’une seule personne.

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Lorsque, dans les matières qui se fondent sur l’expérience et le témoignage, nous bâtissons notre connaissance sur l’autorité d’autrui, nous ne nous rendons ainsi coupables d’aucun préjugé ; car, dans ce genre de choses, puisque nous ne pouvons faire nous-mêmes l’expérience de tout ni le comprendre par notre propre intelligence, il faut bien que l’autorité de la personne soit le fondement de nos jugements. — Mais lorsque nous faisons de l’autorité d’autrui le fondement de notre assentiment* à l’égard de connaissances rationnelles, alors nous admettons ces connaissances comme simple préjugé. Car c’est de façon anonyme que valent les vérités rationnelles ; il ne s’agit pas alors de demander : qui a dit cela ? mais bien qu’a-t-il dit ? Peu importe si une connaissance a une noble origine ; le penchant à suivre l’autorité des grands hommes n’en est pas moins très répandu tant à cause de la faiblesse des lumières personnelles que par désir d’imiter ce qui nous est présenté comme grand.

KANT

* donner son assentiment : approuver et tenir pour vrai.

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Ainsi, les hommes, nonobstant (1) tous les privilèges de l’état de nature, ne laissant pas d’être dans une fort fâcheuse condition tandis qu’ils demeurent dans cet état-là, sont vivement poussés à vivre en société. De là vient que nous voyons rarement qu’un certain nombre de gens vivent quelque temps ensemble, en cet état. Les inconvénients auxquels ils s’y trouvent exposés, par l’exercice irrégulier et incertain du pouvoir que chacun a de punir les crimes des autres, les contraignent de chercher dans les lois établies d’un gouvernement, un asile et la conservation de leurs propriétés. C’est cela, c’est cela précisément, qui porte chacun à se défaire de si bon cœur du pouvoir qu’il a de punir, à en confier l’exercice à celui qui a été élu et destiné pour l’exercer, et à se soumettre à ces règlements que la communauté ou ceux qui ont été autorisés par elle, auront trouvé bon de faire. Et voilà proprement le droit original et la source, et du pouvoir législatif et du pouvoir exécutif, aussi bien que des sociétés et des gouvernements mêmes.

Locke, Traité du gouvernement civil

(1) Malgré

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1

La grandeur de l’homme est grande en ce qu’il se connaît misérable. Un arbre ne se connaît pas misérable. C’est donc être misérable que de se connaître misérable; mais c’est être grand que de connaître qu’on est misérable.

Pensée fait la grandeur de l’homme. […]

L’homme n’est qu’un roseau, le plus faible de la nature; mais c’est un roseau pensant. Il ne faut pas que l’univers entier s’arme pour l’écraser: une vapeur, une goutte d’eau, suffit pour le tuer. Mais, quand l’univers l’écraserait, l’homme serait encore plus noble que ce qui le tue, parce qu’il sait qu’il meurt, et l’avantage que l’univers a sur lui, l’univers n’en sait rien.

Toute notre dignité consiste donc en la pensée. C’est de là qu’il nous faut relever et non de l’espace et de la durée, que nous ne saurions remplir. Travaillons donc à bien penser: voilà le principe de la morale.

Blaise Pascal, Pensées (1660), fragments 347-348, Éd. Gallimard, coll.

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mardi 9 avril 2024

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