L’artiste nous ouvre les yeux sur la beauté (discrète) qui nous entoure – un texte de Proust sur Chardin.

Dans ce texte, l’auteur de la Recherche du temps perdu se livre à une expérience de pensée sur la beauté inaperçue du quotidien le plus immédiat.

« Prenez un jeune homme de fortune modeste, aux goûts artistes, assis dans la salle à manger au moment banal et triste où l’on vient de finir de déjeuner et où la table n’est pas encore complètement desservie. L’imagination pleine de la gloire des musées, des cathédrales, de la mer, des montagnes, c’est avec malaise et ennui, avec une sensation proche de l’écœurement, un sentiment voisin du spleen, qu’il voit un dernier couteau traîner sur la nappe à demi relevée, qui pend jusqu’à terre, à coté d’un reste de côtelette saignante et fade. Sur le buffet un peu de soleil, en touchant gaiement le verre d’eau que des lèvres désaltérées ont laissé presque plein, accentue cruellement comme un rire ironique, la banalité traditionnelle de ce spectacle inesthétique. (…) Il maudit cette laideur ambiante, et honteux d’être resté un quart d’heure à en éprouvé non pas la honte mais le dégoût et comme la fascination il se lève et s’il ne peut pas prendre le train pour la Hollande ou pour l’Italie, va chercher au Louvre des visions de palais à la Véronèse, des princes à la Van Dyck, des ports à la Claude Lorrain, que ce soir viendra de nouveau ternir et exaspérer le retour dans leur cadre familier des scènes journalières.

Si je connaissais ce jeune homme, je ne le détournerais pas d’aller au Louvre et je l’y accompagnerais plutôt ; mais le menant dans la galerie La Caze et dans la galerie des peintres français du XVIIIe siècle, ou dans telle autre galerie française je l’arrêterais devant les Chardin. Et quand il serait ébloui de cette peinture opulente de ce qu’il appelait la médiocrité de cette peinture savoureuse d’une vie qu’il trouvait insipide, de ce grand art d’une nature qu’il croyait mesquine, je lui dirais : Vous êtes heureux ? Pourtant qu’avez-vous vu là ? qu’une bourgeoise aisée montrant à sa fille les fautes qu’elle a faites dans sa tapisserie (La mère laborieuse), une femme qui porte des pains (La Pourvoyeuse), un intérieur de cuisine où un chat vivant marche sur des huîtres, tandis qu’une raie morte pend aux murs, un buffet déjà à demi dégarni avec des couteaux qui traînent sur la nappe (Fruits et Animaux), moins encore, des objets de table ou de cuisine, non pas seulement ceux qui sont jolis, comme des chocolatières en porcelaine de Saxe (Ustensiles variés), mais ceux qui vous semblent le plus laids, un couvercle reluisant, les pots de toute forme et toute matière (La Salière, L’Écumoire), les spectacles qui vous répugnent, poissons morts qui traînent sur la table (dans le tableau de La Raie), et les spectacles qui vous écœurent, des verres à demi vidés et trop de verres pleins (Fruits et Animaux).

Le plaisir que vous donne sa peinture d’une chambre où l’on coud, d’une office, d’une cuisine, d’un buffet, c’est, saisi au passage. dégagé de l’instant, approfondi, éternisé. le plaisir que lui donnait la vue d’un buffet, d’une cuisine. d’une office, d’une chambre où l’on coud. Ils sont si inséparables l’un de l’autre que. s’il n’a pu s’en tenir au premier et qu’il a voulu se donner et donner aux autres le second, vous ne pourrez pas vous en tenir au second, vous reviendrez forcément au premier. Vous l’éprouviez déjà inconsciemment ce plaisir que donne le spectacle de la vie humble et de la nature morte, sans cela il ne se serait pas levé dans votre cœur, quand Chardin avec son langage impératif et brillant est venu l’appeler. Votre conscience était trop inerte pour descendre jusqu’à lui. Il a dû attendre que Chardin vint le prendre en vous pour l’élever jusqu’à elle. Alors, vous l’avez reconnu et pour la première fois vous l’avez goûté. Si en regardant un Chardin, vous pouvez vous dire : cela est intime, est confortable, est vivant comme une cuisine, en vous promenant dans une cuisine. vous direz : cela est beau comme un Chardin. »

Marcel Proust

Un tableau de Jean-Baptiste-Siméon Chardin

(Il est à noter que l’artiste, ici Chardin, ne vient pas « embellir » le quotidien, ni le décorer en lui ajoutant quelque ornement de sa fabrication ; il vient en révéler la beauté, ce qui signifie qu’elle s’y trouvait déjà, mais que nous ne la voyions pas…)

mardi 23 mai 2023

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