« Sélection » : le mot poli pour « exclusion » ?

Georges Brassens, dans l’un de ses derniers interviews, se montrait réticent à dire quels étaient ses poètes « préférés », car, argumentait-il, « préférer, ça consiste à rejeter… à rejeter tout le reste ». Que dirions-nous de nos sélections scolaires et universitaires ? Sont-ce les élèves que nous préférons ? Nous avons plutôt coutume de dire que ce sont les élèves les plus méritants, que leur sélection est le fruit logique et naturel de leurs efforts. Vision partiellement vraie. Certes, ceux et celles qui sont sélectionnés ont, pour la très grande majorité d’entre eux, produit de considérables efforts. Mais nous savons tous qu’un très grand nombre des autres, de ceux qui n’ont pas été sélectionnés (= de ceux qui ont été rejetés) ont aussi produit de comparables efforts. Où est la récompense pour ceux-là ? Où est même la logique ?

Malgré tout ce dont on cherche à se persuader, l’arbitraire n’est pas absent de nos concours et examens : un arbitraire encore pire que le tirage au sort, car quand on n’est pas tiré au sort, on peut être triste, on peut être très déçu, mais au moins on ne le prend pas pour soi ; ce n’est que la faute des dés. Le drame quand on rate un concours, c’est qu’on ne peut s’empêcher de se dire : « si j’avais cassé quelques cailloux de plus, je serais peut-être passé ! » Alors même qu’on a travaillé autant que ceux qui l’ont eu, on en vient à culpabiliser… alors que c’est le dispositif lui-même qui organise de l’exclusion !

La société techno-libérale dans laquelle nous vivons devient tellement compétitive – ou plutôt l’esprit de compétition, qui est esprit de rivalité, s’y répand tellement vite, comme une marée noire dans la mer, que le moment de cette sélection, est en train de reculer dangereusement : du Lycée déjà  préprofessionnalisé, on commence à placer des pions (des « évaluations ») au Collège, à la fin de la Primaire… Quelque dystopie déjà écrite (Brave new world !) aurait dû nous alerter sur la possibilité d’avoir un jour une sélection à la naissance, voire plus tôt encore, dans le ventre de la mère, dans l’embryon…

On m’objecterait que cette exclusion est le prix à payer pour avoir une « bonne sélection », que c’est parfois cruel mais que « c’est le jeu » – et que ceux qui s’y engagent le savent. Je répondrais alors, provocation contre fatalisme, sur le mode de l’hypothèse de pensée : et si l’exclusion n’était pas le risque, la condition de la sélection… mais son objectif insoupçonné ?

Je précise « insoupçonné» parce que bien sûr, quand on fait des boucs-émissaires (et les recalés aux concours sont d’une certaine manière les boucs-émissaires de notre société de la réussite), on passe son temps à se persuader de  la légitimité, de la nécessité de cette exclusion – pour jouer sur la paronymie : de cette exécution, ritualisée sous la forme moderne du tableau des résultats. Si l’école primaire, puis le Collège, puis le Lycée n’ont pas vocation à être rivalitaires, force est de constater qu’ils tendent, hélas, à le devenir de plus en plus, à l’image de bon nombre de filières du Supérieur.

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mardi 13 novembre 2018

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