Les mots de la philo

Un excellent prof que j’ai eu en fac nous invitait, au cours de ses conseils de lecture en TD, à nous méfier des auteurs « qui confondent obscurité et profondeur ». Il avait l’élégance de ne citer personne, mais son conseil m’est resté.

Je ne citerai personne non plus mais mes expériences de lecture m’ont effectivement mis en présence de textes inutilement compliqués, quasi illisibles même, où j’avais plutôt l’impression que l’auteur faisait un numéro d’acrobatie se réduisant à essayer de bien faire sentir sa stupidité au lecteur. Même avec un gros effort, il ne reste rien, ou pas grand-chose de l’examen de ces textes.

Soit l’auteur est en train de s’emberlificoter lui-même dans un sujet qu’il ne maîtrise pas tant qu’il ne le croit (pour paraphraser Boileau il n’énonce pas clairement quelque chose qu’il ne conçoit pas bien lui-même) ; soit il est en train de pavaner en jonglant avec des mots compliqués qui ne servent qu’à (essayer d’) impressionner la galerie : dans les deux cas, pas de temps à perdre, le contenu réel est inversement proportionnel à la pompe, le style étant justement le paravent cachant l’indigence du fond.

Pour autant, tous les textes difficiles à lire ne sont pas des escroqueries et je propose d’introduire ici le concept d’outil : si un mot, ou une expression, est complexe (ex : une contradiction performative, la finitude, l’hamlétisme), c’est qu’il a une utilité dans le raisonnement philosophique de l’auteur. S’il n’en a pas vraiment, si on pouvait se passer de lui, c’est qu’on est dans le pédantisme dont je viens de parler ; mais s’il en a vraiment une, en d’autres termes si on ne peut déverrouiller une idée sans lui (comme il est par exemple impossible de planter un clou sans un bon marteau ou de le retirer sans une pince adéquate), alors il faut faire l’effort de le comprendre.

Le cas d’Emmanuel Kant est particulièrement représentatif de ce problème- mais l’on sait, derrière la difficulté lexicale de certains de ses textes, qu’il y a vraiment quelque chose à comprendre, et une étude bien menée révèle au fur et à mesure la richesse du contenu. On pourrait ici faire un rapprochement avec les termes techniques que l’on trouve dans les sciences appliquées : ils sont nécessaires pour être précis, et si on les enlevait, on serait, donc, plus vague !

D’un point de vue pédagogique, après avoir distingué les auteurs « difficiles » et écarté les jargonnautes (le bon grain de l’ivraie), il est prudent, quand on a affaire à des termes très abstraits, de ralentir, comme on dit à l’auto-école. Prévenir, déjà, qu’on va utiliser un mot difficile -une petite touche d’humour n’étant pas de trop (attention je vais employer un gros mot…) ; l’idée est de ne pas laisser derrière soi des randonneurs qui se seraient pris un caillou sur la tête… Ralentir, s’arrêter même s’il le faut, pour bien définir le mot, que ce soit clair pour tout le monde. Tant pis si on court le risque d’ennuyer ceux qui avaient déjà compris ; c’est un risque moins grand que de perdre les autres. Quand tout le monde est là, on repart.

Il y a encore un dernier luxe : essayer de faire aimer ces mots qui ne passent pas partout et qui permettent de nommer quelque chose qu’ils sont les seuls à désigner, non pas pour briller en société, mais pour une plus grande intelligibilité, comme on ajouterait le nom nouveau d’une terre auparavant inconnue sur une carte du monde -sauf qu’il s’agit de la carte, plus belle et plus vaste encore, de l’esprit humain.

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mardi 25 avril 2017

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