Les enfants philosophes

– Papa, pourquoi tu vas au travail ?
– Attends, chéri, Papa parle de quelque chose d’important  avec Parrain au téléphone. Oui désolé, c’était rien, bon, pour le dégrèvement d’impôts, tu sais qui je dois appeler ?…

– Maman, il a quoi, cet oiseau ?
– Touche pas chéri, il est mort.
– C’est quoi être mort ?
– C’est comme dormir, mais longtemps.
– Il va se réveiller ?
– Non.
– Alors c’est pas comme dormir…
– Écoute chéri, avance plus vite, on a des choses importantes à faire : Mamie arrive dans une heure et je n’ai encore rien rangé dans la maison, toi aussi d’ailleurs tu dois ranger ta chambre.

Visiblement les adultes ont une définition quelque peu discutable de ce qui est « important ». Une vie remplie de contraintes pratiques, matérielles, les a éloignés, pour une grande majorité d’entre eux, de ces questions existentielles qu’ils se posaient, enfants.

C’est d’ailleurs avec un certain attendrissement, légèrement teinté de condescendance, qu’ils essayent de répondre à ces questions de leurs propres enfants, que ceux-ci  leur posent, quand on y prête attention, avec une vraie sincérité, et très sérieusement  – questions « naïves », leur semble-t-il.

Pourtant, ces questions devraient être prises au sérieux, justement.

L’âge de raison

À l’âge que je situe (à l’estime) entre cinq et onze ans, les enfants ont une aptitude naturelle au questionnement. Or, le questionnement est la base de la philosophie. L’enfant est naturellement philosophe. Les codes, normes et préjugés de la société dans laquelle il vit n’ont pas encore eu le temps d’anesthésier son cerveau et sa spontanéité galope encore plus rapidement que les habitudes de prisonniers contractées par les adultes autour de lui (je pense aux prisonniers de la fameuse caverne). C’est l’âge des pourquoi et des comment, qui sont, d’un point de vue philosophique, de l’or brut – matériau rare qu’il faudrait, c’est ma suggestion, non pas toiser ou écarter avec un sourire hautain, mais au contraire favoriser, encourager -feu naissant qu’il faudrait attiser, en commençant, par exemple, la philosophie dès l’école élémentaire. (Sous une forme adaptée, bien sûr).

Pour ceux qu’une telle idée feraient sourire, je me réfère à l’expérience d’un professeur de philo qui a eu la riche idée d’aller dans des classes de Cours Élémentaire et Moyen avec un sujet  Bac : La liberté consiste-t-elle à faire tout ce que l’on veut ? Surprenants résultats !

Force est de constater, en entendant les bribes d’enregistrement qu’il a ramenées de son expérience, 1. que les enfants, loin d’être ennuyés par ce débat qu’il avait ouvert, y prenaient au contraire un vif intérêt et 2. que leurs remarques étaient loin d’être inintéressantes, que derrière la candeur de leurs formulations se trouvaient de véritables idées, pour ne pas dire des embryons de raisonnement- ainsi cette petite  fille disant : «  si j’écoute de la musique trop fort dans ma chambre, j’empêche mon frère de pouvoir faire ses devoirs » ; puis passant spontanément de la première cellule sociale (la famille) à la cellule plus large de la société, commençant initialement au voisinage : « …et si j’écoute de la musique trop fort dans le jardin sur le poste de papa , j’empêche le voisin de faire sa sieste , il aime bien faire sa sieste dans le jardin ». Cette petite fille ne faisait–elle pas, avec ses mots à elle, une ébauche de Rousseau : « Quand chacun fait ce qu’il lui plaît, on fait souvent ce qui déplaît à d’autres…» ? Vous compléterez la citation.

Quelle forme d’intelligence ?

Dostoïevski disait que l’on devrait demander leur avis aux enfants sur les questions importantes.

On a pourtant l’habitude inverse : on les tient éloignés de ces questions, préjugeant qu’ils n’auront pas la capacité d’y répondre, sans doute même pas la capacité de les comprendre. C’est les sous-estimer, les réduire à leur rôle prédéterminé : étymologiquement l’enfant, in-fari, est « celui qui ne parle pas ». Qu’est-ce que le grand auteur russe avait donc en tête, quand il faisait donner ce conseil à l’un de ses personnages ? Se mettait-il à l’école de l’homme de Nazareth, qui avait repris ses apôtres qui voulaient écarter de lui les enfants… plaçant ensuite un enfant au milieu d’eux comme modèle… Mais peut-être vais-je ici sur un autre territoire que celui à proprement parler de la philosophie… Ou peut-être pas…

Quoi qu’il en soit, quels seraient les arguments qui pourraient accréditer la thèse d’une intelligence enfantine qui ne se confondrait pas avec une intelligence infantile. J’en vois deux.

Le premier pourrait être une version de ce qu’on appelle parfois « avoir les qualités de ses défauts ». L’enfant a, de fait, bien moins de connaissances que l’adulte. C’est ce qui rend si touchantes ses remarques, et qui nous y rend imperméables ; mais c’est ce qui fait également, ou qui peut faire leur grande force. Car les raisonnements des enfants n’ont pas eu le temps d’être infléchis par le poids de l’expérience. Pour reprendre l’image du panier de pommes, qu’utilisait Descartes, les pommes pourries (les idées fausses) n’ont pas eu le temps de contaminer les autres. L’enfant ne voit probablement pas le monde tel qu’il est ; mais peut-être a-t-il encore, avant que les vagues tumultueuses de l’adolescence ne l’emmènent vers les rivages illusoires de l’âge adulte, la capacité de voir le monde tel qu’il devrait être. Quand un petit garçon demande de but en blanc à son père : « pourquoi tu vas à ton travail si tu n’aimes pas ton travail ? »… il n’imagine pas à quel point il tombe juste. Son père s’empressera de lui servir, avec une hauteur mal assurée, des « tu sais, il faut bien que… », il n’en demeure pas moins que, d’un point de vue téléologique, son fils a raison : de la punition d’Adam aux visions positives du travail de philosophes modernes, de la contrainte à un projet conscient et volontaire, tout est contenu dans l’étonnement du fils, à plusieurs titres bien plus raisonnable que la raison pragmatique, mais court-termiste, de son père. Il me semble parfois, quand j’écoute des enfants, qu’ils vont plus loin que les adultes. En somme, la fraîcheur intellectuelle de l’enfant est aussi sa grande force.

Le second argument qui pourrait appuyer la thèse d’une potentielle supériorité intellectuelle des enfants- enfin plutôt de leur mode particulier de raisonnement- serait que leur intellect ne s’est pas encore « décroché » de leurs émotions. On pourrait voir là justement un défaut, un manque de recul, mais il apparaît -les scientifiques nous le montrent désormais sur des scanners cérébraux- que l’intelligence humaine est émotionnelle. Qu’est-ce que cela signifie ? Les psychologues Selove et Mayer parlent d’une capacité à «  intégrer [ses émotions] pour faciliter la pensée, comprendre et raisonner avec les émotions ». Cette petite préposition « avec » doit être bien comprise. Raisonner « avec » ses émotions ne consiste pas à laisser celles-ci diriger ou influencer la raison, mais à savoir ne pas non plus les en exclure totalement. Or, au moment de l’adolescence, l’individu se met à dissimuler ses émotions, aux autres et peut-être à lui-même par la même occasion. L’enfant , n’étant donc pas encore à distance des émotions qu’il éprouve, vit et raisonne donc avec elles. On sait que cela peut mener à de mignonnes naïvetés ; mais on voit moins que cela peut aussi engendrer parfois l’énoncé de fulgurantes vérités -d’évidences telles que la seule logique et l’esprit analytique ne sauraient voir, de ces « raisons que la raison ignore ».

En fait, les adultes continuent à raisonner avec leurs émotions mais il semble qu’ils font tout pour se le cacher à eux-mêmes et aux autres. Écouter les enfants (pourtant on a plutôt  tendance à leur dire que c’est à eux d’écouter!), les questionner, les suivre dans le déroulé de leurs raisonnements, serait donc, selon moi,  d’une grande utilité pour eux, parce que cela favoriserait le développement de leur intelligence, mais également d’une grande utilité pour nous, parce qu’ils peuvent parfois nous permettre de voir des choses que nous ne voyons pas, que nous ne voyons plus, voire que nous ne sommes plus capables de voir.

Le prince…

Je termine en renvoyant à un livre qui a merveilleusement et très poétiquement exprimé tout cela : je parle bien entendu du Petit prince de Saint-Exupéry.

S’y manifeste à chaque page ce que l’on pourrait qualifier de sagesse de l’enfance.

Dans un style limpide, parce que se tenant justement loin des artifices rhétoriques qu’aiment employer ceux qui aiment s’écouter parler, l’auteur y restitue à son naturel ce raisonnement simple et sensible des enfants, capable, pour prendre quelques exemples, de sentir l’isolement du vaniteux, le cercle vicieux du buveur, la vacuité du businessman… ou le temps nécessaire aux amitiés uniques.

D’ailleurs, en lisant ce livre plus tard qu’au moment de son enfance, qui n’a pas senti qu’il pouvait à tout moment renouer avec cette vue parfois si perçante de l’enfance, de son enfance ?

C’est là le grand service que Saint-Exupéry a pu rendre à tous, qui va plus loin qu’une simple parenthèse (ré)enchantée ; le modèle s’inverse : l’enfant ne se termine plus dans l’adulte, mais l’adulte se ravive dans l’enfant, et comprend, pour donner enfin la parole à ce dernier, que « les grandes personnes sont décidément bien bizarres »…

_

_

mardi 24 octobre 2017

_

_

_

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée.